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Dans un contexte exceptionnel de confinement qui a amené à modifier la vie personnelle et professionnelle de chacun, la Self a initié la rédaction d’un texte, qui vise à contribuer aux réflexions et aux débats au sein de la communauté des ergonomes, et plus largement de la société.

Dans le souci de le diffuser le plus largement possible, le document est disponible en trois versions : en français, en anglais et en espagnol (traduit et publié par la revue Sociología del Trabajo).

Texte en français

Text in English

Texto en español

Fabien COUTAREL,

Maître de Conférences, Ergonome, Université Clermont Auvergne, Laboratoire ACTé, Labex IMobS3 I SITE CAP 20-25, Administrateur de la SELF[1], Vice-Président du CE2[2]

Valérie PUEYO,

Maîtresse de Conférences, Ergonome, Université Lyon 2, Laboratoire Environnement Ville et Société, UMR 5600, Labex Intelligence des Mondes Urbains, Vice-Présidente de la SELF

Marianne LACOMBLEZ,

Professeure Emérite, Psychologue du travail, Université de Porto, Administratrice de la SELF

Catherine DELGOULET,

Professeure du CNAM, Titulaire de la Chaire d’Ergonomie, Conservatoire National des Arts et Métiers, Laboratoire CRTD, Directrice du Gis-CREAPT, Administratrice de la SELF

Béatrice BARTHE,

Maîtresse de Conférences, Ergonome, Université Toulouse Jean Jaurès, Présidente de la SELF

Véronique POÈTE,

Consultante Alternatives Ergonomiques, Ergonome, Administratrice de la SELF

Alain GARRIGOU,

Professeur des Universités, Bordeaux Population Health Center – Inserm U1219, Ergonome, Université de Bordeaux, Président du CE2

Bernard DUGUÉ,

Enseignant et Chercheur, Ergonome, Institut Polytechnique de Bordeaux, Président du CREE[3]

Christian BLATTER,

Ergonome retraité, Ancien chef d’unité Ergonomie et FOH à la SNCF, Trésorier de la SELF

Anne GRUNSTEIN,

Ergonome, Administratrice de la SELF

Eric LIEHRMANN,

Ergonome, Responsable du pôle Approche Globale des Situations de Travail, Institut National de Recherche en Santé et Sécurité au Travail, Vice-Président de la SELF

Bernard MICHEZ,

Consultant Ergotec, Ergonome, Administrateur de la Self, Administrateur Cinov Ergonomie[4], Président de la FEES[5]

Philippe NEGRONI,

Consultant Sud Concept, Ergonome, Secrétaire Général de la SELF

Camille THOMAS,

Consultante et Chercheur Atitlan, Ergonome, Administratrice de la SELF

Le contexte actuel de crise sanitaire et de confinement inédit de la population est l’occasion de réflexions, de prises de positions, d’indignations, de controverses. Le travail, en tant qu’activité sociale, se redéfinit lui-même tous les jours, selon les circonstances. Les spécialistes du travail, dont les ergonomes, observent et s’interrogent.

Contrairement à certaines idées reçues, l’Ergonomie, ce n’est pas d’abord une histoire de chaises, de bureaux ou de brosses à dents, dits « ergonomiques ». Le Travail est un objet central de l’ergonomie, et les moyens techniques qui y sont associés ne couvrent qu’une partie des questions qu’il convoque. Le projet de l’ergonomie est de concevoir ce Travail, et, au-delà des moyens techniques, les valeurs, les compétences, les relations, les organisations, etc., en sont des composantes décisives, comme son inscription dans la société, donc dans la vie de chacun et chacune.

L’ergonomie et le travail humain : faire société

Les ergonomes s’inscrivent dans une tradition humaniste visant initialement à adapter le travail aux hommes et aux femmes dans toute leur diversité[6] et ce, au fil du temps, afin qu’ils ne perdent ni n’usent leur vie à la gagner, mais au contraire : afin qu’ils se développent et construisent leur santé, dans et par ce Travail. Dans cette tradition, l’idée majeure, c’est de faire en sorte que le Travail soit humain, c’est-à-dire qu’il puisse garantir et nourrir nos besoins vitaux. Et si le niveau de la rémunération et sa constance doivent permettre d’assurer les besoins élémentaires, nos besoins vitaux d’humains recouvrent aussi :

Il y a là certainement des leviers de performances sous-investis dans nombre d’organisations. Pour dire les choses autrement : il s’agit d’un travail qui offre à chacun et chacune la possibilité de se vivre authentique protagoniste de la société, et acteur d’une performance qui fait sens. Il est donc impératif de prendre soin de ce travail, et parfois de le soigner ; de le penser, et parfois de le panser. L’Ergonomie contribue ainsi, avec d’autres, à dessiner les contours de ce que pourrait être une société qui permette vraiment cela, à différentes échelles : faire société dans l’espace de travail, c’est faire société dans le territoire et au-delà. La relation de l’ergonomie à la société, via le travail, est une préoccupation originelle[7], que cette crise sanitaire ravive.

La crise sanitaire révèle à tous les impasses et angles morts du travail d’avant crise

Le moment historique que nous vivons est un révélateur extrêmement puissant : cette pandémie relève de ce que Mauss, anthropologue, appelle un « fait social total », ce phénomène qui met « en branle la totalité de la société et de ses institutions » [8], qui engage toute une société, tous ses membres. Sa compréhension suppose de ne pas décomposer ou disséquer le phénomène selon ses diverses dimensions (biologique, historique, politique, juridique, géographique, démographique, psychologique, économique, etc.), car « c’est en considérant le tout ensemble que nous [pouvons] percevoir l’essentiel ». La pandémie impose à tous la vision globale et systémique, revendiquée par l’ergonomie telle que nous la concevons.

C’est grâce au travail des travailleurs et des travailleuses de la santé, du social, de la propreté, de l’éducation, de l’agriculture, de l’alimentation, de l’énergie, des transports, de l’information, et de tant d’autres confinés, travaillant à distance, que notre société « en veille » affronte la pandémie. Beaucoup des métiers qui portent aujourd’hui notre subsistance étaient sous-valorisés[9], jusqu’à maintenant. Beaucoup de celles et ceux qui assurent nos besoins alimentaires de confinés, en prenant des risques, sont largement de ceux dont la société a progressivement vidé le travail des besoins vitaux d’un travail humain, au sens développé plus haut.

Quel paradoxe ! Mais quelle source d’espoir aussi que ce confinement ! Face au chaos, les éboueurs, agents de la propreté et caissières sont aujourd’hui applaudis, reconnus, facteurs de lien social ; face aux ravages hospitaliers du virus, les soignants voient redevenir socialement acceptables leurs alertes de longue date jusque-là inaudibles ; face à la mortalité des plus âgés, les métiers d’aide à la personne incarnent l’unique refuge d’humanité pour accompagner la fin de vie.

Ces métiers reconquièrent, le temps de la crise sanitaire, leur Travail. Mais le prix est-il raisonnable ? Dans quelles conditions et avec quels risques, avec quelle liberté de choix ? Leur laissons-nous seulement le choix ? Pouvons-nous souffrir que cette reconquête ne dure que le temps de la parenthèse sanitaire, si longue soit-elle ?

Les options économiques qui ont surdéterminé ces dernières années les évolutions du travail et de la société ne sont pas étrangères aux effets que nous constatons aujourd’hui. Pensons ici à la mondialisation, avec son lot de sous-traitances à bas coût, de délocalisations des productions et des services ou de quasi-monopole de multinationales ; pensons aussi à la globalisation des chaines de valeurs et à l’hyperspécialisation de chacun des acteurs de la chaîne. Le choix du moindre coût à court terme pour le client a été privilégié, au détriment de la qualité du Travail : l’hyperspécialisation conduit à la dévalorisation des savoir-faire, à l’individualisation des tâches, à l’émiettement de l’activité[10], à la perte de sens, à la qualité empêchée[11]. Au détriment de l’intérêt des Sociétés elles-mêmes aussi, c’est-à-dire au détriment de l’intérêt du plus grand nombre : davantage de consommation, de transports et de pollution ; très grande dépendance à des contextes mondiaux très éloignés et très peu influençables. Quand cela touche les masques et les respirateurs en temps de Covid19, la crise du Travail devient un problème de subsistance. Les coûts de la relance et les dettes contractées au passage seront immenses. Y compris économiquement pour le client lui-même, le choix du moindre coût à court terme devient discutable face aux conséquences de la pandémie.

Interrogeons l’intensification toujours plus grande du travail, combinant par exemple la tenue de délais plus serrés avec une standardisation des modes opératoires et un contrôle accru des opérations réalisées : privant le travail de l’œuvre au point que le terme de « main d’œuvre » n’en a conservé aujourd’hui que le sens d’un coût à réduire.

Regardons l’omniprésence des impératifs gestionnaires prônant notamment une programmation au plus juste des personnels et la disparition des stocks. Associés le plus souvent à l’illusion d’un travail nominal et maîtrisé, ces impératifs conduisent les travailleurs à opérer dans des conditions toujours dégradées, du fait des variabilités inhérentes au travail humain, qui, parce que niées, ne sont pas prises en charge sérieusement. L’absence de stocks, en amont, pendant et en aval des outils de production, limitent les risques d’une production réalisée non vendue. Mais cela rend aussi le travail humain dépendant du marché, dépendance que la flexibilisation des contrats et temps de travail permet d’intégrer : horaires décalés, temps partiels subis, contrats de courtes durées, etc.

La révolution numérique de notre société soutient largement la banalisation croissante de ces temps de travail atypiques, de la précarisation sociale, voire familiale tant les équilibres entre vie de famille et vie professionnelle sont parfois bousculés. De ce point de vue, le télétravail imposé, simultanément à la garde des enfants, auxquels ces mêmes parents doivent enfin assurer une continuité pédagogique, offre une expérience massive des difficultés associées aux dérégulations du système des activités[12].

Autant d’options qui déshumanisent le Travail, tenu alors pour un coût et non comme enjeu de développement individuel, collectif, local et environnemental. Le « facteur humain » y est, au mieux, une variable d’ajustement, au pire, un facteur d’économies à réaliser, en partie justifiées par les formes de désengagement qu’il engendre. Les effets néfastes de ces conditions de travail sur les personnes sont très bien renseignés dans la littérature scientifique, et pour certains depuis longtemps. Ils sont aussi largement banalisés par les dispositifs de réparation qui viennent en compensation de difficultés de santé avérées, parfois durables, voire d’espérances de vie limitées.

Bien sûr, tout cela ne concerne pas tout le monde. Mais les tendances restent majeures et largement dominantes. L’explicitation, l’intervention, la théorisation, notamment en ergonomie, ont permis de mettre en lumière les dynamiques sous-jacentes à ces conceptions de la performance économique, avec pour vocation de les surmonter, de les dépasser, et de ne pas s’en tenir à des constats alarmistes, si pertinents soient-ils. Toutefois, les réussites locales furent sans doute trop discrètes à l’échelle sociétale pour contribuer à un bouleversement de l’état des choses.

La reprise en main du Travail est possible

Tout n’est cependant pas si sombre, car, dans l’expérience de la crise, bon nombre de travailleurs font aussi l’expérience de situations de travail nouvelles, seuls ou dans des collectifs existants ou (re)composés, dévoilant souvent d’autres manières de faire et de penser le Travail et la Société : solidaires, porteuses de la fierté d’être utile, authentiques, animées de valeurs morales et de conceptions alternatives du « vivre ensemble ». De très petites entreprises dans le champ du textile modifient leur production pour fabriquer des masques ; un site de multinationale du cosmétique se lance dans la fabrication de gel hydro alcoolique ; des infirmières adaptent les combinaisons de peintre pour en faire des blouses ; des constructeurs automobiles fabriquent des respirateurs ; la boulangerie artisanale recrute pour livrer à domicile les personnes isolées, etc. Cette reconfiguration des manières de faire modifie tous les jours le quotidien des hôpitaux, des EHPAD, du secteur de l’agriculture maraîchère, celui du BTP, et bien d’autres. C’est le travail en tant qu’œuvre authentique et utile aux autres qui s’impose, moteur d’un projet de mieux-être individuel et collectif, qui recompose, par l’activité et face à la pandémie, les liens entre acteurs, réévalue spontanément la valeur des choses et des occupations. Il n’y a bien sûr pas de projet sociétal explicite et premier dans tout cela, sans doute simplement une injonction du réel, irrésistible, à faire œuvre commune. Mais comment ne pas voir dans ce que produisent ces intelligences à l’œuvre, les clés d’un renouveau des systèmes de production de biens ou de services ? Dans la crise sanitaire et son urgence, les règles et normes habituelles du quotidien disparaissent, autorisant chacun à réinventer là où précédemment il était enfermé. « L’élargissement du champ des actions est une des caractéristiques typique et fondamentale du développement humain. […] La compétence des travailleurs est très liée à leur capacité de changer de registre selon les circonstances » nous disait Wisner[13], ergonome. Les « subjectivités encombrantes »[14] d’avant deviennent les subjectivités salutaires de maintenant, tant l’utilité des économies locales et solidaires inscrites dans leurs territoires et les milieux de vie révèle les vraies conditions de subsistance, de chacun, de ses proches.

Dans la crise, la vie se réinvente, la santé se construit, avec et dans les risques. C’est ainsi que Canguilhem, médecin et philosophe, résistant d’une autre crise mondiale entre 1939 et 1945 définissait la santé : « Je me porte bien dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi et qui ne seraient pas ce qu’ils sont sans elles »[15].

Ces expériences de travail convoquent, en fait, ce que disent depuis longtemps l’ergonomie de l’activité et d’autres disciplines qui s’intéressent au travail :

Tout citoyen est responsable de concevoir cette pandémie comme une panne ou comme une crise, pour et au-delà du Travail

On peut concevoir ce qui se passe comme une panne, ou comme une crise. Une panne est un accident de parcours. Elle conduit, après diagnostic, à réparer ou remplacer les pièces défectueuses, voire à renforcer la maintenance préventive… pour assurer, dans le futur, la continuité du système et garantir sa résilience. Alors, ce qui a organisé l’histoire la plus récente de notre société perdurera jusqu’à la future panne, peut-être plus grave encore, qu’il faudra à nouveau choisir de concevoir comme une panne ou comme une crise. Si nous concevons cette pandémie comme une crise, elle devient alors une opportunité de refonder, de redéfinir ce à quoi nous tenons, ce qui vaut pour concevoir ce qui prévaudra lors des arbitrages suivants. Quelles seront les performances à l’aune desquelles les auteurs du travail seront évalués ? L’occasion est sans doute propice à l’enrichissement des critères sur la base desquels les performances des organisations sont évaluées, vers une prise en charge bienvenue de la complexité des enjeux humains du travail, et du statut de l’humain dans la production de ces performances.

Panne ou crise, il y aura des efforts et des difficultés, qui toucheront inégalitairement les uns ou les autres. Mais puisque dans ce chaos une opportunité rare se dessine peut-être, que souhaitons-nous ? Pour quel Travail et quelle Société allons-nous œuvrer, c’est-à-dire faire œuvre, lors du déconfinement ? Serons-nous donc en capacité de valoriser ce que donne à voir d’espoir cette actualité dramatique, d’œuvrer à une renormalisation majeure de nos terrains de Travail et de Vie, ces territoires à la croisée des enjeux de l’alimentation, des soins, de l’habitat, de l’énergie, de l’environnement, de l’éducation, de la science et de la culture ? Les ergonomes, spécialistes du Travail, ont et auront à prendre part aux analyses et aux expérimentations de demain, au-delà des élans de solidarité auxquels ils/elles contribuent aujourd’hui au cœur de cette période ou le temps semble suspendu. Ils/elles peuvent être, modestement et dans le respect de leur charte de déontologie, des acteurs précieux des changements à venir.

Si cette pandémie est un fait social total, les différents sujets sociétaux du moment doivent être pensés ensemble. Et aucun sujet n’échappe vraiment ni au Travail ni au Territoire : l’égalité d’accès aux services publics, la pénibilité et l’âge de la retraite, la précarisation des emplois en lieu et place de métiers, la représentation et le dialogue social, la prévention des risques, etc. La crise de l’hôpital public, sans réponse satisfaisante aux yeux de ses travailleurs et travailleuses de la santé, cristallisait à elle seule nombre de ces questions. Ces sujets, étouffés par l’urgence sanitaire, reviendront demain, peut-être plus violemment, notamment parce que cette crise sanitaire deviendra une crise économique et donc une crise de l’emploi.

La question n’est pas seulement celle de notre devenir, adultes d’aujourd’hui, mais celle de l’avenir des générations futures. Alors : quel travail pour quelle société ? Sur le fil d’équilibre pandémique, nous avons d’un côté la panne, et de l’autre la crise… et il nous faut choisir.

Le 27 avril 2020.

Référénces

[1] Société d’Ergonomie de Langue Française : https://ergonomie-self.org

[2] Collège des Enseignants Chercheurs en Ergonomie : http://www.ce2-ergo.fr

[3] Center For Registration of European Ergonomists : https://eurerg.eu

[4] Fédération des Syndicats des métiers de la prestation intellectuelle du Conseil, de l’Ingénierie et du Numérique : https://www.cinov.fr/syndicats/cinov-ergonomie

[5] Federation of European Ergonomics Societies : https://www.ergonomics-fees.eu

[6] C. Teiger, L’approche ergonomique : du travail humain à l’activité des hommes et des femmes au travail, Éducation Permanente, 1993, 116, 71-96.

[7] F. Daniellou, « Je me demanderais ce que la société attend de nous… » A propos des positions épistémologiques d’Alain Wisner, Travailler, 15, 2006, 23-38.

[8] M. Mauss, Essai sur le don : Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Sociologie et Anthropologie, PUF, Collection Sociologie d’aujourd’hui, 1973, 143-279, p. 274-275.

[9] K. Messing, C. Haentjens et G. Doniol-Shaw, L’invisible nécessaire : L’activité de nettoyage des toilettes sur les trains de voyageurs en gare, Le Travail Humain, 55, 4, 1992, 353-370.

[10] G. Friedmann, Le Travail en miettes, Gallimard, 1956 (rééd. 1964).

[11] Y. Clot, Le travail à cœur, Paris : La Découverte, 2010.

[12] J. Curie, V. Hajjar, A. Baubion-Broye, Psychopathologie du travail ou dérégulation du système des activités, 1990, Perspectives psychiatriques, 22, 85-91.

[13] A. Wisner, Aspects psychologiques de l’anthropotechnologie, Le Travail Humain, 1997, 60, 3, 229-254, p250-51.

[14] G. Le Blanc, Les maladies de l’homme normal, Paris : Vrin, 2004.

[15] G. Canguilhem, Ecrits sur la médecine, Paris : Seuil, 2002, p68.

[16] P. Falzon (dir.), Ergonomie Constructive, Paris : PUF, 2013.

[17] L’usage de soi comme nécessaire arbitrage entre « l’usage de soi par soi et l’usage de soi par les autres ». Y. Schwartz, L. Durrive, Travail et Ergologie, Toulouse, Octarès, 2003.

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Courrier à destination de Charlotte Lecocq, suite à la participation de la SELF aux ateliers organisés le 12 avril à Paris par la mission (cf. CR des ateliers)

Madame la députée,

Dans le cadre de la mission qui vous a été confiée par le Premier Ministre sur la santé au travail et la prévention des risques professionnels, vous avez eu l’amabilité d’inviter deux représentants de notre société à participer aux ateliers organisés à Paris le 12 avril 2018 pour y faire part de leurs propositions, ce dont nous vous remercions.

Ainsi que vous nous l’avez proposé, nous souhaitons, par la présente lettre, réaffirmer et préciser un certain nombre de points issus de la réflexion de la SELF, société savante réunissant des consultants, des enseignants-chercheurs, des ergonomes d’entreprise et des praticiens de divers horizons, intéressés par notre discipline, l’ergonomie.

Nous avons regroupé nos réflexions autour des grandes questions qui ont structuré les quatre ateliers que vous avez animés. Ces questions rappelées ci-dessous, comme têtes de chapitres :

1. Vers un interlocuteur unique pour l’entreprise et les salariés en matière de santé au travail ? Vers la désignation d’un intervenant en santé au travail en vue de renforcer l’accompagnement des TPE ?

Si la mise en place de moyens pour mieux conseiller les entreprises comme les salariés en matière de santé au travail et en vue de renforcer la coordination entre les acteurs en ce domaine peut être utile, il nous semble que le besoin de compétences issues des diverses disciplines ne doit pas être estimé. C’était le sens de l’évolution des Services de Santé au Travail de travailler en pluridisciplinarité et en coopération. Dans les interventions des ergonomes, on mesure en effet combien la restitution de la réalité du travail et du lien en matière de santé touche des dimensions de nature différente et que la prévention requiert une vision large et croisée à la fois pour la compréhension des risques et pour la transformation des situations. Les recherches de notre discipline et l’expérience accumulée des intervenants confirment ses postulats théoriques.

Nous faisons à ce jour le constat que les différents acteurs concernés par la santé au travail sont soumis à des contraintes grandissantes qui limitent leur action. Si la désignation d’un intervenant unique peut peut-être simplifier le système de prévention, il ne doit pas pour autant rendre simplistes les actions à engager dans les entreprises avec une efficience réduite, en sous estimant l’intrication des facteurs et la multiplicité des enjeux. Notre vision du système de prévention actuelle et compte tenu du tissu français des entreprises faites de TPE plus que de grandes entreprises, nous amène à souligner l’importance du rôle de ces services dédiés pour parte ou entièrement à la prévention (les CARSAT, la médecine du travail, l’Inspection du travail, les experts agréés au service des représentants du personnel,…), de revaloriser leur statut, leurs moyens et leur qualification avec notamment :

2. Passer dans une véritable logique de prévention dans l’entreprise en l’intégrant dans la stratégie de l’entreprise : quelles formes d’incitation pour les entreprises en vue d’engager une démarche de prévention ? Sur quels critères juger des engagements des entreprises ?

Intégrer la prévention dans la stratégie est souhaitable.

Plus encore, nous nous permettons d’insister sur le rôle central du travail comme opérateur de santé (ou de pathologies), sur la nécessité de partir de l’activité de travail réalisée pour développer des actions de prévention, sur les possibilités de mobilisation et d’échanges pour les salariés sur les questions de santé au travail. C’est ce principe que défend notre discipline.

Dans ce cadre, l’ergonomie adhère aux principes généraux de prévention qui visent d’abord la suppression du risque à la source. Ces principes doivent être sans doute mieux explicités et leurs mises en oeuvre en vue de concevoir et planifier le travail du point de vue des exigences ergonomiques, soutenues. C’est une garante d’efficacité tant sur le plan de la production que celui de la santé au travail. Ainsi à titre de propositions :

Les entreprises devraient être incitées à redonner du pouvoir d’agir aux opérateurs et des moyens de réaliser du travail bien fait – pour la santé et la performance -, avec la reconnaissance de la légitimité des moments pour parler du travail et les moyens humains correspondants (afin de pouvoir penser, de pouvoir débattre et de pouvoir agir sur le travail).

3. Santé publique versus santé au travail : quelles passerelles mettre en place entre les deux systèmes ? Quelle utilisation du dossier médical partagé ? Quelle place pour la promotion de la santé individuelle dans l’entreprise ?

Certes, nous partageons l’objectif de décloisonner l’activité des médecins du travail et celle des autres médecins (de ville, du système de santé publique …) et de mettre en commun les informations à travers un dossier médical partagé. De meilleures articulations sont à développer en particulier au moment de la reprise après un arrêt : qu’il s’agisse d’une intervention chirurgicale suite à la déclaration d’une maladie professionnelle de type TMS ou d’une absence pour épuisement
professionnel, l’accompagnement du salarié reste parfois insuffisant pour sa réintégration dans la situation de travail et au sein du collectif de travail.

Si le dossier médical reste entouré de règles strictes de confidentialité, les activités à dominante médicale ne sont pas les seules impliquées dans la prévention des atteintes à la santé. D’autres catégories professionnelles doivent être associées à un tel décloisonnement, dont bien entendu les ergonomes, les psychologues du travail et les divers intervenants en santé au travail, sachant que les actions de ces acteurs s’orientent plus vers la prévention collective. Il est à craindre que renvoyer la question de la santé sur une dimension essentiellement individuelle avec des approches hygiénistes touchant à l’hygiène de vie peut avoir l’effet de dédouaner l’entreprise de ses responsabilités, mettant à mal le travail accompli depuis de longues années par les préventeurs.

Nous réaffirmons aujourd’hui l’importance des lieux de socialisation et de débat en santé au travail dans l’entreprise et à l’extérieur de l’entreprise. Pour nous, la question de la démocrate dans le travail (le rôle des représentants du personnel) et au sujet du travail (l’intervention des salariés) et de son organisation (rôle des dirigeants) nous semble être porteuse d’équilibre et tout particulièrement d’actualité (avec notamment les préconisations du rapport Senard – Notat). Les propositions sur la santé au travail ne doivent pas être laissées à l’écart du questionnement porté par votre mission.

4. Développer la connaissance et la culture santé au travail. Comment mieux intégrer la santé au travail dans l’enseignement, en particulier celui des décideurs ? Comment les entreprises peuvent faciliter la réalisation d’études ?

Mieux intégrer les questions de santé au travail dans l’enseignement, dans la formation initiale et continue, en particulier en direction des managers est un objectif que nous partageons. Nous insistons sur le besoin d’une offre de ressources diversifiée et avec une réflexion transdisciplinaire afin de mieux éclairer les liens entre santé et performance. En ce sens, la discipline que nous représentons apporte à ces questions une réflexion riche et ancienne. Les réformes en cours tant à l’Université que dans le domaine de la formation continue, sont une opportunité à saisir pour infléchir des mouvements critiques. Ainsi nous préconisons :

A l’issue de ce développement qui pourrait être étoffé, nous restons, si vous le souhaitez, à votre disposition pour expliciter cette prise de position et pour débattre de son contenu.

Nous vous prions d’agréer, Madame la députée, l’expression de nos salutations distinguées.

Pour le Conseil d’Administration de la SELF,
Véronique POETE, Présidente de la SELF

Paris le 30/04/2018

L’ergonomie face aux réformes du code du travail

Les réformes engagées par le gouvernement Edouard Philippe par voie d’ordonnance sont-elles de nature à transformer profondément et durablement le travail en « libérant » le travail et les entreprises comme l’annonce le projet gouvernemental ?

Depuis l’élection du nouveau Président de la république, Emmanuel Macron, les projets adoptés dans le champ du travail suscitent beaucoup d’interrogations et d’inquiétudes. Les ergonomes, soucieux des questions du travail, sont interpelés par les projets gouvernementaux et par les débats qui se font jour. Même si beaucoup d’incertitudes sont présentes et ne seront levées qu’à la fin du processus d’adoption des nouvelles dispositions, il est possible dès maintenant d’identifier certaines lignes de forces et d’avancer quelques exigences fondées sur les pratiques d’intervention des ergonomes et sur les réflexions formalisées au sein de notre communauté.

La réforme par ordonnances envisage la question du travail comme réduite essentiellement à un marché dont il faut « libérer les contraintes », en matière de rupture du contrat de travail en particulier. Elle laisse dans l’ombre les capacités d’initiative et de créativité des opérateurs fondées – entre autres – sur la stabilité des relations de travail et sur la confiance dont ils bénéficient de la part de leurs pairs, de l’encadrement et du management des entreprises. Elle ne met pas en perspective l’impact en matière d’organisation dans l’entreprise, sur la coopération entre les salariés, sur les conditions requises pour développer les compétences des opérateurs, … comme si l’entrepreneur pouvait se limiter à nouer des contrats avec des fournisseurs, prestataires, sous-traitants et parfois des salariés. Autant de points qui vont à l’encontre de l’efficacité des organisations, de la performance de l’entreprise et de la santé des opérateurs, ainsi que l’ont établi de nombreuses interventions ergonomiques.

Cette flexibilisation des contrats de travail devrait s’accompagner d’un projet de sécurité des parcours professionnels. Mais pour l’instant, l’agenda législatif est vide sur cette dimension.

Un autre point de la réforme concerne le pouvoir patronal contrebalancé par le droit du travail : Le plafonnement des indemnisations en cas de recours devant les prud’hommes, le changement dans la définition du licenciement économique, la priorité donnée aux choix faits par l’employeur, par exemple en matière de relations sociales, illustrent la conception sous-jacente du travail comme un coût et non pas une ressource. Et le droit du travail se réduirait à des procédures formelles, voire absurdes, conçu pour gêner les entrepreneurs et non pas comme un moyen d’assurer « en même temps » les conditions d’une concurrence loyale entre les entreprises et la qualité de la vie au travail.

Sans entrer dans le détail de chaque ordonnance, nous pouvons en souligner les points les plus préoccupants pour l’avenir du travail et des entreprises :

Les projets gouvernementaux font état d’une volonté de simplification et même d’une amélioration du dispositif de représentation du personnel. Mais la réforme adoptée soulève beaucoup de questions et laisse dans l’incertitude un certain nombre de points :

La disparition du CHSCT, qui était devenu en quelques dizaines d’années un véritable levier pour l’action sur la question du travail et très souvent un interlocuteur compétent des interventions ergonomiques, interroge quant à la prise en compte de la santé au travail en entreprise.

Cette réforme s’ajoute aux réformes passées de la médecine du travail, aux réorganisations au sein d’institutions comme les DIRRECTE ou les CARSAT et des lois dialogue social et Travail. La communauté des ergonomes se doit donc d’alerter l’ensemble des parties prenantes sur les effets en matière de santé au travail, de risque de réduction des moyens de consultation et de contrôle des représentants du personnel, sur la suppression de dispositifs (tels que les CHSCT) qui sont autant d’espaces de débat, articulant expression directe et expression médiée par les représentants du personnel sur le travail et plus largement sur la place laissée aux questions du travail et de la santé au travail dans le cadre du projet de simplification mise en œuvre par le gouvernement.
 

Le Conseil d’administration de la SELF,
Paris, le 3 Novembre 2017

1. Depuis plusieurs mois, une discussion a commencé dans l’espace public au sujet des projets de réforme du dialogue social. Le conseil d’administration de la SELF est intervenu dans ce débat en février 2015 et a publié deux déclarations structurées autour des points tels que le nécessaire maintien des principes d’une intervention des représentants du personnel sur la question du travail et une ouverture quant aux modalités de cette intervention. La communauté des ergonomes était appelée à prendre position dans ce débat. De nombreuses réactions et des initiatives multiples en ont résulté, attestant d’une réelle mobilisation sur ce sujet. Une journée d’études rassemblant la plupart des intervenants concernés a été organisée par la SELF le 24 juin 2015 à Paris.

2. Aujourd’hui, la « loi Rebsamen » est promulguée : elle ouvre la possibilité d’une fusion des instances représentatives du personnel dans les entreprises mais beaucoup de ses modalités d’application sont encore à définir. Par ailleurs le débat se poursuit sur une réforme plus globale du Code du travail, jugé «illisible » ou « obèse », y compris par ceux-là même qui ont contribué depuis plusieurs décennies à le définir. Le renvoi à des modalités de mise en œuvre des droits des salariés par une négociation décentralisée dans les branches ou les entreprises pourrait être la voie privilégiée.

3. Dans un tel contexte, la SELF tient à réaffirmer quelques points forts qui s’appuient sur l’expérience accumulée depuis plusieurs décennies par l’ensemble de la communauté des ergonomes à la fois dans leurs interventions en milieux de travail et dans la formalisation de connaissances scientifiques sur ces milieux :

  • les représentants du personnel et les représentants au CHSCT tout particulièrement contribuent, comme instance d’alerte et d’instruction sur la prévention des risques et la santé au travail, à la mise en évidence du travail réel, et à l’amélioration des conditions du dialogue social. En effet l’intervention de l’instance CHSCT est une ressource à la fois pour l’entreprise et pour les salariés, car elle permet d’instruire les questions liées à la santé au travail, à la fiabilité des systèmes techniques et à la performance globale de l’entreprise ;
  • au fil des années, le CHSCT a acquis une reconnaissance dans le champ spécifique de la relation essentielle entre le travail réel et la santé au travail. Il est parvenu à un statut de construction sociale efficace si un certain nombre de conditions sont réunies, notamment : la formation des élus, un travail dans la durée, la construction de projets avec divers interlocuteurs,… ;
  • il est important que le pouvoir d’agir des représentants du personnel et l’intervention des ergonomes s’appuient sur des bases légales. Le renforcement de ce pouvoir d’agir par différents moyens d’expertise dont bénéficient les CHSCT est une réalité qui contribue à un rééquilibrage des forces en présence pour ces représentants vis-à-vis des directions d’entreprise. Dans certains secteurs, notamment tertiaires, le CHSCT est la seule instance compétente ou au moins présente sur la question de la santé, sécurité et prévention des risques ;
  • l’évolution de l’ensemble du contexte social et les différents projets de réforme législative posent question pour l’action sur la santé au travail ou sur le travail en général. En effet dans ces projets, le développement des compétences des institutions représentatives du personnel (IRP) ou de leurs moyens d’action ne sont pas au centre des préoccupations. Le plus souvent ces projets affichent des objectifs de simplification, de rationalisation, de recherche d’efficacité, sans prendre en compte la réelle contribution de ces instances pour l’entreprise, notamment la valeur opérationnelle et positive de leurs actions dans le domaine de la santé au travail et plus largement sur la question du travail ; la question de la démocratie dans le travail (le rôle des IRP) et au sujet du travail (l’intervention des salariés) est pour ainsi dire laissée à l’écart dans le débat actuel ;
  • les changements envisagés dans les modalités de constitution du CHSCT et de son fonctionnement (Délégation Unique du Personnel étendue aux entreprises de moins de 300 salariés, consultation unique, nombre d’heures de délégation réduit…) pourraient aboutir à une densification et une condensation des mandats des représentants du personnel avec le risque d’un affaiblissement des pouvoirs d’agir des CHSCT, par exemple avec la réduction du nombre de réunions du CHSCT ;
  • la question de la mise en cohérence des approches au sujet du travail (économique, conditions de travail, articulation entre subjectivité des individus et action des collectifs de travail…) se pose effectivement. Alors que les expériences qui croisent actions du CE et du CHSCT se développent et montrent souvent l’intérêt et la complémentarité des approches des instances, la volonté affichée de lutter contre l’empilement des actions, par leur fusion et par la consultation unique risque d’aboutir à l’effet contraire ;
  • d’autres propositions de réforme ont été avancées (dans le rapport de Pierre-Yves Verkindt ou dans l’étude pour l’ANACT coordonnée par Bernard Dugué), par exemple une représentation du personnel renforcée avec une formation accrue (formations qui peuvent s’adresser à l’ensemble des acteurs du CHSCT : directions et représentants du personnel), des moyens adaptés, une application effective du droit en particulier en ce qui concerne la consultation lors de projets importants, un renforcement des liens avec les acteurs de la santé et de la prévention, une meilleure coordination des différentes instances de représentation du personnel… Ces pistes devraient être explorées à nouveau et enrichies. Nous poursuivrons la réflexion avec la communauté des ergonomes et les praticiens ancrés dans les réalités du travail pour proposer des modalités de travail constructives avec les représentants du personnel.

4. La SELF appelle donc l’ensemble de ses adhérents à poursuivre leur implication dans le débat social sous différentes formes (interpellation du CA de la self, organisation de journées d’études, participation à des forums, rencontres avec des représentants des différentes institutions concernées,…) en rappelant le point de vue de l’ergonomie et en mettant la question du travail et du pouvoir d’agir des opérateurs au centre des débats en cours.

 

Le Conseil d’administration de la SELF,
Paris, le 17 Septembre 2015

Avril 2013
Bulletin de la SELF n° 2013

Par la loi du 9 novembre 2010 portant réforme des retraites, la pénibilité au travail est désormais reconnue par le code du travail en France et l’employeur doit en assurer la prévention. La Société d’Ergonomie de Langue Française (SELF) se félicite de cette initiative et y voit une réelle opportunité de renforcer, voire d’élargir, le champ de l’amélioration des conditions de réalisation du travail par la prise en compte d’une réalité que l’ergonomie a souvent identifiée et analysée pour mieux aider à la réduire.

Cependant, elle s’inquiète des orientations induites par la définition qui a été donnée de la pénibilité dans la loi et les conditions de sa prévention inscrites dans les décrets qui ont suivi sa parution. Considérées de manière trop restrictive, ces orientations peuvent conduire à un appauvrissement des modèles et pratiques de la prévention, et plus particulièrement ceux de l’approche ergonomique, qui met l’activité réelle de travail au centre de ses préoccupations. Emergeant dans le contexte de réforme des retraites, la pénibilité au travail apparaît d’abord au sein du code de la sécurité sociale dans un objectif de compensation, en permettant à des salariés ayant effectué des travaux pénibles au cours de leur carrière de partir en retraite anticipée. Ce départ pour pénibilité est acquis pour les travailleurs ayant un taux d’incapacité permanente (IP) supérieur ou égal à 20%. En dessous de 10% d’IP, aucune mesure de compensation n’est prévue. Pour un taux d’IP compris entre 10% et 20%, ce droit est ouvert si les travailleurs ont été exposés pendant 17 ans à certains facteurs de risques professionnels et si leur incapacité est liée à cette exposition. Pour déterminer cette exposition, le législateur a ainsi prévu que l’employeur assure un suivi des travailleurs « exposé[s] à un ou plusieurs facteurs de risques professionnels déterminés par décret et liés à des contraintes physiques marquées, à un environnement physique agressif ou à certains rythmes de travail susceptibles de laisser des traces durables identifiables et irréversibles sur sa santé » (CT L4121-3-1). Cette dernière phrase est désormais systématiquement reprise dans les différentes publications pour définir la pénibilité au travail. Elle tend de fait à orienter l’analyse des situations de pénibilité vers l’identification des dix facteurs de risques précisés depuis par décret et à agir, en termes de prévention, sur ces facteurs. Or, cette définition est déterminée, on l’a vu, par des modalités de compensation, non par des enjeux de prévention.

La SELF alerte sur une approche de la pénibilité au travail qui, en orientant l’action vers ces seuls facteurs de risques, viserait à prévenir le seul risque d’IP entre 10 et 20%, excluant de fait toute autre forme d’atteinte à la santé, en nature ou en gravité, liées à l’exercice d’activités pénibles. Ceci reviendrait, en effet, à contrer le risque de départ en retraite anticipée et non le risque d’atteinte à la santé. Ce serait une dérive majeure d’interprétation du texte.

L’absence apparente de référence à la dimension « psycho-sociale » de la pénibilité dans la loi peut conduire, elle aussi, à une dérive d’interprétation du texte. En effet, cette absence ne vaut là encore que pour les conditions de départ anticipé prévues pour un taux d’IP entre 10 et 20%. Or, pour un taux d’incapacité supérieur à 20%, une grande diversité de maladies ou de lésions consécutives à un accident du travail peuvent ouvrir droit à un départ anticipé pour pénibilité, y compris des « lésions psychiatriques 2 » (altérations cognitives, troubles anxieux, troubles dépressifs, etc.).

Autrement dit, si les risques psychosociaux ne font pas l’objet d’une fiche d’exposition, ils n’en sont pas moins susceptibles de laisser des traces durables, identifiables et irréversibles sur la santé, qui les apparentent de fait à de la pénibilité. Enfin, en définissant un rapport de causalité directe entre l’exposition à certains facteurs de pénibilité et l’apparition d’effets à long terme sur la santé, la loi semble écarter toute référence à l’activité réelle de travail. Or, la pénibilité du travail ne peut être comprise sans référence à l’activité de travail qu’elle affecte. En ignorant cette dimension, la loi peut motiver une analyse experte, strictement technique et normative, voire juridique, des facteurs de pénibilité et des seuils associés. Cette approche peut se justifier dans le champ d’une compensation négociée, mais est fortement limitative dans le champ de la prévention.

Dans ce contexte de renforcement de la législation sur la pénibilité du travail qui tend plutôt à identifier et reconnaître des risques professionnels qu’à anticiper pour mieux protéger la santé des travailleurs, la SELF réaffirme la nécessité d’agir sur le travail et son organisation. De fait, elle souligne la place importante de la démarche ergonomique dans des contextes d’étude de la pénibilité, sa capacité à comprendre les situations réelles, à saisir les opportunités de ressources des acteurs ou à cerner les enjeux de transformation, notamment lors de la phase initiale d’analyse de la demande.

Ainsi, la SELF revendique de développer une meilleure compréhension de l’activité réelle en vue de pouvoir s’inscrire dans une logique de prévention des risques réels et/ou potentiels en agissant pour un environnement à la fois capacitant et sécurisant, contribuant aux dynamiques de développement des individus et des systèmes. Cette compréhension ne sépare pas stricto sensu les dimensions physiques, mentales et psychiques mobilisées dans toutes formes de travail, indissociables dans la réalisation concrète des activités. En effet, « travailler » résulte d’impliquer son corps et son esprit, être en mouvement pour résoudre des tâches et mettre en action ses processus mentaux, émotionnels ou affectifs dans un contexte social et organisationnel. De même, la notion de pénibilité renvoie autant aux contraintes objectivables des situations de travail qu’aux expériences vécues des personnes confrontées à ces situations. Enfin, par ses diverses méthodes qui ont fait leurs preuves (observations, simulations, expérimentations…), l’ergonomie a montré à plusieurs reprises que la situation de travail peut induire un risque sur la santé des travailleurs sans pour autant générer des ressentis négatifs (agents cancérogènes ou toxiques) et, a contrario, qu’une situation peut induire un sentiment de pénibilité sans risque évident ou apparent pour la santé (dans l’état actuel des connaissances).

On voit bien que la pénibilité du travail apparaît comme un processus complexe, faisant interagir un ensemble de déterminants des situations de travail plus large que celui prévu par le dispositif, qu’il faut pouvoir rendre visible et intelligible.

La SELF tient à souligner l’engagement des ergonomes et les actions qu’ils conduisent depuis longtemps pour lutter contre les formes multiples de pénibilité. Elle rappelle la pertinence de leurs modèles d’analyse pour confronter le réel du travail aux logiques de gestion et pour apporter un autre regard sur la santé, considérée avant tout comme une ressource et non comme un coût pour l’organisation. Elle souhaite continuer à contribuer à ce que les pénibilités au (du) travail soient mieux prises en compte, quelles que soient leur nature ou leur gravité potentielle, dans le respect de l’obligation nouvelle faite à l’employeur de les prévenir.

Le Conseil d’administration de la Société d’Ergonomie de Langue Française

1 Décret n° 2011-354 du 30 mars 2011 relatif à la définition des facteurs de risques professionnels
2 Arrêté du 30 mars 2011 fixant la liste de référence des lésions consécutives à un accident du travail et identiques à celles indemnisées au titre d’une maladie professionnelle, mentionnée à l’article R.351-24-1 du code de la sécurité sociale.

Depuis de nombreux mois, la question de la souffrance au travail est largement reprise dans les médias. Dans certains cas, cette souffrance conduit à des actes désespérés, jusqu’au suicide. Quelles pratiques de prévention peuvent être mises en oeuvre pour endiguer ce processus ? (suite…)

Connaître l’activité de travail de l’homme pour élaborer des politiques de prévention des risques professionnels

Septembre 2002

Dans un contexte d’évolution de la politique de prévention des risques professionnels, la Société d’Ergonomie de Langue Française tient à rendre publique sa position traduisant les acquis de l’ergonomie dans ce domaine. Ils reposent sur deux repères essentiels :

L’analyse des risques nécessite l’analyse de l’activité de travail

Connaître un risque, c’est non seulement caractériser la nature des dangers présents, la population potentiellement exposée, mais c’est aussi analyser les processus concrets de réalisation du travail et les conditions de son organisation qui peuvent mettre en contact cette population avec les sources de dangers. Pour appréhender la complexité des situations réelles, l’ergonomie a développé une pratique d’analyse, centrée sur « le point de vue du travail ». Ce terme ne signifie pas seulement qu’il est indispensable de recueillir les opinions des salariés sur leur propre travail, mais que la compréhension du fonctionnement des organisations de l’entreprise passe nécessairement par une analyse de l’activité de travail réel. Le concept d’activité est né du constat d’un écart, toujours irréductible, entre la façon dont on a pensé que le travail devait se réaliser et le travail tel qu’il est réellement réalisé. Les salariés comme les systèmes techniques n’ont pas la stabilité que postule l’organisation prescrite. Les dysfonctionnements, les pannes, les aléas viennent perturber le déroulement prévu du travail, et les variations quantitatives et qualitatives de la production ne s’accompagnent pas toutes de moyens spécifiques pour y faire face. De ce point de vue, le travail humain est aussi et surtout « compétence et expérience ». Il est le reflet et la construction d’une histoire : celle d’un sujet actif qui arbitre entre « ce qu’on lui demande » et «ce que ça lui demande». Les études ergonomiques ont, depuis longtemps, souligné le rôle des opérateurs pour la fiabilité des systèmes de travail, l’existence de « manière de faire » pour faire face à des dangers. C’est pourquoi, pour la SELF, l’analyse des risques, dont la demande réglementaire est aujourd’hui renforcée, ne peut être indépendante de l’analyse de l’activité de travail.

Fonder les politiques de prévention sur des connaissances indépendantes

Dans les politiques de prévention (européennes, nationales, ou d’entreprises), la prise en compte de l’activité réelle de travail est encore trop souvent absente. Les jugements a priori constituent souvent un véritable barrage à la compréhension de ce qui détermine les risques. Elles reposent encore trop souvent sur des consignes de sécurité à respecter ; la transgression de ces règles étant alors interprétée en termes de comportement individuel inadapté. Pour élaborer un programme de prévention efficace, il est nécessaire de construire des connaissances sur le risque qui ne se limitent pas aux seuls aspects purement scientifiques, statistiques ou juridiques. Dans cette perspective, prévenir, nécessite l’association de plusieurs registres de connaissances : des connaissances issues de disciplines (toxicologie, chimie, physique, physiologie, psychologie, ergonomie,…) qui permettent de caractériser le ou les dangers et des connaissances cliniques élaborées à partir d’une analyse des organisations et des situations réelles de travail dans lesquelles s’exercent les dangers. C’est à partir de l’association de ces connaissances que doivent s’enchaîner les trois phases classiques d’une démarche de prévention : identification, évaluation et gestion du risque. Si ces phases sont complémentaires, elles n’en sont pas moins distinctes car relevant de logiques différentes. Alors que l’identification et l’évaluation doivent reposer sur ces connaissances pour jouer leur fonction d’alerte, la gestion des risques, repose également sur des connaissances associées pour la construction d’actions de changement, qui nécessite la recherche de compromis. La SELF ne peut que regretter l’absence d’organisme jouant un rôle de référent dans ce domaine et garantissant l’indépendance de ces connaissances. Dans le cadre de coopérations avec d’autres professionnels, les organisations professionnelles, les organisations syndicales, les chercheurs,… la SELF invite à la réflexion pour l’élaboration d’un cadre méthodologique national favorisant des politiques de prévention des risques professionnels qui prennent en compte un horizon temporel allant de la situation de travail aux effets sur les générations futures, en passant par l’atteinte au potentiel de vie des travailleurs actuels.

Le Conseil d’Administration de la Société d’Ergonomie de Langue Française