Courrier à destination de Charlotte Lecocq, suite à la participation de la SELF aux ateliers organisés le 12 avril à Paris par la mission (cf. CR des ateliers)
Madame la députée,
Dans le cadre de la mission qui vous a été confiée par le Premier Ministre sur la santé au travail et la prévention des risques professionnels, vous avez eu l’amabilité d’inviter deux représentants de notre société à participer aux ateliers organisés à Paris le 12 avril 2018 pour y faire part de leurs propositions, ce dont nous vous remercions.
Ainsi que vous nous l’avez proposé, nous souhaitons, par la présente lettre, réaffirmer et préciser un certain nombre de points issus de la réflexion de la SELF, société savante réunissant des consultants, des enseignants-chercheurs, des ergonomes d’entreprise et des praticiens de divers horizons, intéressés par notre discipline, l’ergonomie.
Nous avons regroupé nos réflexions autour des grandes questions qui ont structuré les quatre ateliers que vous avez animés. Ces questions rappelées ci-dessous, comme têtes de chapitres :
1. Vers un interlocuteur unique pour l’entreprise et les salariés en matière de santé au travail ? Vers la désignation d’un intervenant en santé au travail en vue de renforcer l’accompagnement des TPE ?
Si la mise en place de moyens pour mieux conseiller les entreprises comme les salariés en matière de santé au travail et en vue de renforcer la coordination entre les acteurs en ce domaine peut être utile, il nous semble que le besoin de compétences issues des diverses disciplines ne doit pas être estimé. C’était le sens de l’évolution des Services de Santé au Travail de travailler en pluridisciplinarité et en coopération. Dans les interventions des ergonomes, on mesure en effet combien la restitution de la réalité du travail et du lien en matière de santé touche des dimensions de nature différente et que la prévention requiert une vision large et croisée à la fois pour la compréhension des risques et pour la transformation des situations. Les recherches de notre discipline et l’expérience accumulée des intervenants confirment ses postulats théoriques.
Nous faisons à ce jour le constat que les différents acteurs concernés par la santé au travail sont soumis à des contraintes grandissantes qui limitent leur action. Si la désignation d’un intervenant unique peut peut-être simplifier le système de prévention, il ne doit pas pour autant rendre simplistes les actions à engager dans les entreprises avec une efficience réduite, en sous estimant l’intrication des facteurs et la multiplicité des enjeux. Notre vision du système de prévention actuelle et compte tenu du tissu français des entreprises faites de TPE plus que de grandes entreprises, nous amène à souligner l’importance du rôle de ces services dédiés pour parte ou entièrement à la prévention (les CARSAT, la médecine du travail, l’Inspection du travail, les experts agréés au service des représentants du personnel,…), de revaloriser leur statut, leurs moyens et leur qualification avec notamment :
- Une réflexion sur le statut des règles et des orientations de contrôle par l’Inspection du travail ;
- La protection des médecins du travail dans leur fonction d’alerte et de traçabilité de la santé des salariés, en mettant fin aux plaintes des employeurs devant le conseil de l’ordre, qui sont un détournement de la procédure légale de contestation des avis des médecins du travail (devant les Inspecteurs du travail) ;
- Le maintien des moyens des services publics de prévention : par exemple, la prochaine convention d’objectifs et de gestion entre l’Etat et la Sécurité sociale fait craindre la disparition de plusieurs dizaines d’emplois tant à l’INRS que dans les Carsat avec un impact certain sur le développement des connaissances dans le champ de la prévention des risques professionnels et leur mise en application au sein des entreprises.
2. Passer dans une véritable logique de prévention dans l’entreprise en l’intégrant dans la stratégie de l’entreprise : quelles formes d’incitation pour les entreprises en vue d’engager une démarche de prévention ? Sur quels critères juger des engagements des entreprises ?
Intégrer la prévention dans la stratégie est souhaitable.
Plus encore, nous nous permettons d’insister sur le rôle central du travail comme opérateur de santé (ou de pathologies), sur la nécessité de partir de l’activité de travail réalisée pour développer des actions de prévention, sur les possibilités de mobilisation et d’échanges pour les salariés sur les questions de santé au travail. C’est ce principe que défend notre discipline.
Dans ce cadre, l’ergonomie adhère aux principes généraux de prévention qui visent d’abord la suppression du risque à la source. Ces principes doivent être sans doute mieux explicités et leurs mises en oeuvre en vue de concevoir et planifier le travail du point de vue des exigences ergonomiques, soutenues. C’est une garante d’efficacité tant sur le plan de la production que celui de la santé au travail. Ainsi à titre de propositions :
- Inclure dans les appels d’offre de conception de nouvelles situations de travail ces attendus à partir d’une analyse des besoins corrélée aux orientations stratégiques de l’entreprise et aux réalités de son secteur d’activité peut être un axe de travail fort en matière de prévention, sans pour autant dupliquer un modèle unique à tous les secteurs et toutes les entreprises.
- Renforcer la manière de construire le système de prévention en entreprise – le DUERP a été une pierre à l’édifice important, trop souvent négligé. Quand sa mise en oeuvre s’appuie sur les bons principes, il porte néanmoins une vision originale et ancre la démarche au coeur du travail réel et requiert une approche participative des différents acteurs au sein de l’entreprise (préventeur, représentant du personnel, opérateur).
- Et de façon corollaire, soutenir le développement des compétences en interne ou rendre possible des compétences partagées (pour des petites entreprises) sur le domaine de la prévention. Dans ce paysage divers, l’implication des syndicalistes et des représentants du personnel reste une nécessité pour équilibrer les forces en jeu et offrir plusieurs voies possibles à la diffusion de l’information et la mise en place d’actions en prise avec la réalité de l’entreprise. Or le nombre de ces représentants va diminuer avec la fusion et la réduction programmée du nombre d’instances représentatives du personnel (de l’ordre de plusieurs dizaines de milliers de personnes vont perdre leur mandat). Leur expérience, leur formation et leur montée en compétence sur les questions de prévention des risques restent précieuses pour l’entreprise.
- Re-questionner les modèles d’une prévention prescriptive : puisqu’il s’agit de privilégier les principes généraux qui visent l’adaptation du travail à l’homme, cela suppose de penser les opérateurs non pas en acteurs passifs de la prévention mais plutôt comme capables d’associer dans l’acte professionnel le geste de prévention et le geste de production. Autrement dit, il s’agit de favoriser les régulations opérationnelles plutôt que des réglementations techniques détaillées et de privilégier les espaces de discussion sur le travail aux directives managériales descendantes. Ainsi, comme l’ont montré nombre d’interventions ergonomiques, mettre en valeur l’intelligence pratique individuelle et collective des opérateurs, prendre en compte leur expérience et favoriser son expression à travers des lieux de débat sur le travail est un vecteur déterminant pour la pérennité de la prévention des risques professionnels.
- Aider les entreprises à développer une « conception pour tous » en incluant l’intégration des seniors fragilisés et des personnes en situation de handicap, à mettre en place une organisation du travail permettant des marges de manoeuvre, des espaces de régulations pour les salariés dans leur travail.
Les entreprises devraient être incitées à redonner du pouvoir d’agir aux opérateurs et des moyens de réaliser du travail bien fait – pour la santé et la performance -, avec la reconnaissance de la légitimité des moments pour parler du travail et les moyens humains correspondants (afin de pouvoir penser, de pouvoir débattre et de pouvoir agir sur le travail).
3. Santé publique versus santé au travail : quelles passerelles mettre en place entre les deux systèmes ? Quelle utilisation du dossier médical partagé ? Quelle place pour la promotion de la santé individuelle dans l’entreprise ?
Certes, nous partageons l’objectif de décloisonner l’activité des médecins du travail et celle des autres médecins (de ville, du système de santé publique …) et de mettre en commun les informations à travers un dossier médical partagé. De meilleures articulations sont à développer en particulier au moment de la reprise après un arrêt : qu’il s’agisse d’une intervention chirurgicale suite à la déclaration d’une maladie professionnelle de type TMS ou d’une absence pour épuisement
professionnel, l’accompagnement du salarié reste parfois insuffisant pour sa réintégration dans la situation de travail et au sein du collectif de travail.
Si le dossier médical reste entouré de règles strictes de confidentialité, les activités à dominante médicale ne sont pas les seules impliquées dans la prévention des atteintes à la santé. D’autres catégories professionnelles doivent être associées à un tel décloisonnement, dont bien entendu les ergonomes, les psychologues du travail et les divers intervenants en santé au travail, sachant que les actions de ces acteurs s’orientent plus vers la prévention collective. Il est à craindre que renvoyer la question de la santé sur une dimension essentiellement individuelle avec des approches hygiénistes touchant à l’hygiène de vie peut avoir l’effet de dédouaner l’entreprise de ses responsabilités, mettant à mal le travail accompli depuis de longues années par les préventeurs.
Nous réaffirmons aujourd’hui l’importance des lieux de socialisation et de débat en santé au travail dans l’entreprise et à l’extérieur de l’entreprise. Pour nous, la question de la démocrate dans le travail (le rôle des représentants du personnel) et au sujet du travail (l’intervention des salariés) et de son organisation (rôle des dirigeants) nous semble être porteuse d’équilibre et tout particulièrement d’actualité (avec notamment les préconisations du rapport Senard – Notat). Les propositions sur la santé au travail ne doivent pas être laissées à l’écart du questionnement porté par votre mission.
4. Développer la connaissance et la culture santé au travail. Comment mieux intégrer la santé au travail dans l’enseignement, en particulier celui des décideurs ? Comment les entreprises peuvent faciliter la réalisation d’études ?
Mieux intégrer les questions de santé au travail dans l’enseignement, dans la formation initiale et continue, en particulier en direction des managers est un objectif que nous partageons. Nous insistons sur le besoin d’une offre de ressources diversifiée et avec une réflexion transdisciplinaire afin de mieux éclairer les liens entre santé et performance. En ce sens, la discipline que nous représentons apporte à ces questions une réflexion riche et ancienne. Les réformes en cours tant à l’Université que dans le domaine de la formation continue, sont une opportunité à saisir pour infléchir des mouvements critiques. Ainsi nous préconisons :
- De favoriser la mise en place d’organisations apprenantes intégrant le rôle des seniors / tuteurs en entreprise avec des possibilités pour les femmes et les hommes au travail de convoquer leur expérience, celle qui permet de se préserver et de construire leur santé, de forger des stratégies de travail efficientes. Un grand nombre d’organisations se trouvent aujourd’hui déstabilisé par des changements au rythme soutenu – mobilités de l’encadrement, transformations des techniques, des objectifs, de l’organisation entrainant des troubles au sein des collectifs de travail dus notamment à une impossible transmission des savoirs ;
- De proposer des formatons pour des futurs managers – écoles de commerces, école d’ingénieur, master en ressources humaines et relatons sociales … – mixant apports de connaissances structurantes sur la santé au travail et mise en oeuvre de démarches-action de prévention sur le terrain pour éprouver les méthodes et saisir la complexité des enjeux ;
- De favoriser le retour d’expérience du terrain, à travers l’analyse des incidents ou des accidents, les enquêtes/interventions ergonomiques, notamment dans le cas de recours à expert par les représentants du personnel. Cette dimension qualitative, en complément d’indicateurs chiffrés, guide l’action de prévention à conduire ;
- De favoriser des démarches conjointes de recherches-actions sur le travail, mobilisant les acteurs de l’entreprise, d’une part, et les chercheurs – experts, d’autre part ;
- De redonner de la mémoire aux processus de décisions en santé au travail, en retraçant l’histoire des changements et de leurs conséquences pour aider à reconstituer l’activité des prescripteurs et leurs contraintes ;
- De rétablir la cohérence entre la santé au travail et la protection de la santé environnementale en accélérant les processus d’interdiction des substances toxiques avérées (glyphosate – néocortinoïdes,…) dont la cible est en premier lieu les travailleurs exposés à leur usage ;
- De développer l’accès aux données des entreprises pour connaître les données de santé au travail, avec l’ouverture des archives industrielles, l’appui à la mise en place d’entretiens rétrospectifs dans les entreprises pour reconstituer les parcours professionnels.
A l’issue de ce développement qui pourrait être étoffé, nous restons, si vous le souhaitez, à votre disposition pour expliciter cette prise de position et pour débattre de son contenu.
Nous vous prions d’agréer, Madame la députée, l’expression de nos salutations distinguées.
Pour le Conseil d’Administration de la SELF,
Véronique POETE, Présidente de la SELF
Paris le 30/04/2018